mercredi 2 juillet 2008

Kafka Lettres à Milena


Écrire des lettres, c'est se mettre nu devant les fantômes. Ils attendent ce geste avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à leur destination. Les fantômes les boivent en chemin.
Au lieu de dormir, j'ai passé la nuit avec tes lettres (pas tout à fait volontairement, je dois l'avouer). Cependant, je ne suis pas encore dans le dernier dessous. A vrai dire, je n'ai pas reçu de lettre, mais cela ne fait rien non plus. Il vaut beaucoup mieux maintenant ne pas s'écrire chaque jour ; tu t'en es rendu compte en secret, avant moi. Les lettres quotidiennes, au lieu de fortifier, dépriment ; autrefois, je buvais ta lettre d'un trait, et je devenais aussitôt (je parle de Prague, non de Merano) dix fois plus fort et dix fois plus altéré. Mais maintenant, c'est tellement triste ! Je me mords les lèvres en te lisant ; rien n'est plus sûr sauf la petite douleur dans les tempes. Mais peu importe, excepté une chose, une seule chose, Milena : d'abord, ne pas tomber malade. Ne pas écrire est bon (combien de jour me faut-il pour venir à bout de deux lettres comme celles d'hier, Sotte question, peut-on venir en venir à bout en deux jours ?), mais il ne faut pas que la maladie en soit la cause. Je ne pense qu'à moi en parlant ainsi. Que ferais-je si tu étais malade ? Très probablement, ce que je fais maintenant, mais comment ? Non, je ne veux pas y songer. Et pourtant, quand je pense à toi, toujours étendue dans ton lit, comme tu étais à Gmünd le soir, dans le pré (où je te parlais de mon ami et où tu écoutais si peu). Et ce n'est pas une image douloureuse, c'est proprement le meilleur au contraire de ce que je suis capable de penser en ce moment : tu es au lit, je te soigne un peu, je vais, je viens, je te pose la main sur le front, je m'abîme dans tes yeux quand je me penche sur toi, je sens ton regard qui me suit quand je vais et viens dans la chambre, et je sens toujours, avec un orgueil que je ne peux plus maîtriser, que je vis pour toi, que j'en ai la permission, et je remercie le destin parce que tu t'es un jour arrêtée près de moi et que tu m'as tendu la main. Et ne serait-ce qu'une maladie qui passera bientôt et te laissera mieux portante que tu n'étais auparavant, et dont tu te relèveras plus grand, tandis qu'un jour, bientôt, et espérons-le, sans douleur et sans bruit, je m'enfoncerai dans la terre. Ce n'est pas cela qui me tourmente, mais l'idée que tu tombes malade si loin de moi. (Août 1920 - Pages 205-206)
Mardi.« [...] indépendamment de tout ce qu'il peut y avoir là-dessous - «peur», etc., - qui m'écoeure, non parce que c'est écoeurant, mais parce que j'ai l'estomac trop fragile, indépendamment de tout cela, c'est peut-être bien plus simple que tu ne dis. Voici peut-être une explication : l'imperfection, quand on est solitaire, on est forcé de la supporter à tout instant; l'imperfection à deux on n’y est pas obligé. N'a-t-on pas deux yeux pour se les arracher et un coeur à la même fin? Ce n'est pas tellement épouvantable, non : mensonge et exagération; tout est exagération, seul le désir est vrai, le désir passionné, seul on ne saurait l'exagérer. Mais même la vérité du désir passionné n'est pas tellement la vérité de ce désir que l'expression du mensonge de tout le reste. Cela sonne faux : c'est pourtant ainsi. De même quand je dis que tu es ce que j'aime le plus, ce n'est peut-être pas de l'amour à proprement parler; l'amour c'est le couteau que je retourne dans ma plaie. D'ailleurs, tu le dis toi-même ; nemate sily milovat (vous n'avez pas la force d'aimer); cela ne suffirait-il pas encore à distinguer entre « l'homme » et la « bête »? » Kafka, Lettres à Milena, p.229

Aucun commentaire: